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Pourquoi un décret visant à féminiser les noms de métiers ?

La féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre


Pourquoi la Communauté française de Belgique a-t-elle adopté, le 21 juin 1993, un décret visant à féminiser les noms de métier, fonction, grade et titre?

La réponse à cette interrogation est importante car elle permet de mieux comprendre la nécessité, pour un pouvoir public démocratique, de se préoccuper des rapports complexes entre langue et société.

Mais commençons par une devinette qui, mieux qu'un long discours, fera apparaître la raison de cette féminisation.

Sur une route, un homme roule à vive allure, son fils à ses côtés. Tout à coup, c'est l'accident. Le père est tué. Blessé, l'enfant est conduit à l'hôpital. Mais le chirurgien qui le reçoit déclare: "Je ne puis l'opérer : c'est mon fils !" Et la devinette est la suivante : comment peut-on expliquer le propos du chirurgien?

Faites vous-même l'expérience. Vos interlocuteurs se lanceront dans des suppositions plus échevelées les unes que les autres. Jusqu'à ce que vous leur livriez la réponse, toute simple: le chirurgien n'est autre que la mère de l'accidenté.

Autrement dit, le chirurgien était une chirurgienne. Les mille accrobaties logiques auxquelles on se sera livré prouvent une chose : la cécité que suscite le simple emploi d'un genre grammatrical.

Le décret de féminisation répond donc à l'évolution de notre société où les femmes occupent de plus en plus le terrain professionnel et permet de promouvoir l'égalité entre les hommes et les femmes.

En effet, l'usage qui consiste à désigner des femmes par un terme masculin leur impose des dénominations qui nient une part importante de leur identité. Il occulte en outre le rôle effectif qu'elles prennent sur les diverses scènes de la vie active.

Le langage n'est pas neutre, il reflète les structures et les rapports de force de la société dans laquelle il s'inscrit. La question du féminin en langue, et tout particulièrement la féminisation des noms de professions et de fonctions, en est sans doute un exemple caractéristique.

Dans une langue comme le français, aucun obstacle grammatical ne s'oppose pourtant à la féminisation de cette catégorie de mots. Les époques qui ont précédé la nôtre ont su créer et utiliser les formes féminines correspondant aux positions sociales que les femmes occupaient alors. En attestent, entre autres, tisserande ou drapière, prieure ou diaconesse.

Toutefois, l'époque moderne se caractérise par une évolution singulière : elle voit les femmes accéder à des professions et des fonctions de plus en plus nombreuses et diverses, sans que ce fait de société se marque dans la langue.

Comme la résistance aux formes féminines semble plus accentuée pour les postes de prestige, elle donne à penser qu'une part du blocage s'enracine dans des motivations psychosociologiques, qui n'ont pas permis aux argumentations linguistiques de s'imposer et de se diffuser.

Pourtant, de célèbres grammairiens - ainsi, Brunot, Damourette et Pichon - il y a plus d'un demi-siècle, s'étonnaient de cette situation et recommandaient l'utilisation de formes féminines.

Il semble que, depuis lors, les mentalités aient changé, et que les esprits soient disposés maintenant à accueillir favorablement les démarches visant à légitimer les appellations féminines.

On remarque en ce sens que les spécialistes du langage sont de plus en plus nombreux à prendre position en faveur de cette solution. Les usagers eux-mêmes, en particulier les gens des médias ou certaines des femmes appelées à de hautes fonctions, n'hésitent plus comme par le passé à recourir à des dénominations telles que Madame la Ministre ou Madame la Présidente, qu'ils contribuent à rendre familières et à faire entrer dans l'usage.

Plusieurs pays francophones ont d'ailleurs déjà pris des mesures institutionnelles en la matière.

En 1979, la Gazette officielle du Québec publiait un avis où l'Office de la langue française recommandait la féminisation des titres.

En 1986, la France publiait une circulaire au Journal officiel, sur la féminisation des noms de métier, grade ou titre, circulaire qui, il est vrai, n'a jamais été réellement appliquée.

En 1988, la Suisse, plus particulièrement le Canton de Genève, adoptait un règlement dans le même sens.

C'est dire que le décret relatif à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre vient à son heure et permet de combler le retard de notre Communauté dans ce domaine.

Le décret ne précise toutefois pas comment féminiser. L'élaboration des règles de féminisation a été confiée au Conseil supérieur de la langue française.

Le 5 juillet 1993, le Conseil supérieur de la langue française rendait son avis sur la question et le 13 décembre , le Gouvernement de la Communauté française prenait un arrêté définissant les règles de féminisation conformes aux recommandations du Conseil supérieur de la langue française.

Ces règles respectent les principes généraux qui régissent, pour la langue française, les alternances masculin-féminin. Elles s'inspirent largement des règles proposées en France. En aucun cas, il ne s'agit d'innover. Il suffit au contraire de généraliser le champ d'application des règles existantes, pour que l'on cesse de traiter les noms féminins de profession, fonction, grade ou titre comme des exceptions. Dans le même esprit, les noms féminins déjà sanctionnés par l'usage sont conservés, même s'ils s'écartent des règles générales.